Ornithologie et poésie

Les oiseaux de Georges Braque


Une fois n’est pas coutume, je vous propose, chères lectrices et chers lecteurs, un texte qui par sa beauté exquise comme par son sujet — les oiseaux — ne pourra que vous ravir et vous éblouir.

L’ornithologie est la science qui étudie les oiseaux. Elle les recense avec précision, au prix de fréquentes adaptations. Elle étudie leur anatomie, leur physiologie, leurs territoires de répartition et de reproduction, leurs mœurs, leur alimentation, leurs populations et leurs migrations. Mais l’ornithologie n’est pas que science, elle est également plaisir ! Plaisir d’écouter les oiseaux dans la brume et le calme du lever du jour. Plaisir de les observer quand ils nous font l’heur de se laisser voir, sur l’estran, dans un champ ou à la cime d’un bel arbre : plaisirs délicats et, in fine, éminemment poétiques.

Car l’ornithologie n’est pas seulement science, elle est également poésie !

Lorsque j’écoute les oiseaux, ce magnifique poème d’Emily Dickinson me vient souvent à l’esprit, qui évoque avec talent et en quatre vers magistraux l’enchantement du chœur de l’aube; il commence ainsi :

The Birds begun at Four o’clock
Their period for Dawn
A Music numerous as space
But neighboring as Noon

Et voilà qu’aujourd’hui je découvre, grâce à deux amies ornithologues, le beau texte que Saint-John-Perse écrivit sur les oiseaux. Le meilleur hommage qui se puisse rendre au poète et à son ouvrage est de faire silence — On sent dans le silence errer l’âme du bruit — et de vous inviter à lire…

I
L’oiseau, de tous nos consanguins le plus ardent à vivre, mène aux confins
du jour un singulier destin. Migrateur, et hanté d’inflation solaire, il voyage de
nuit, les jours étant trop courts pour son activité. Par temps de lune grise couleur
du gui des Gaules, il peuple de son spectre la prophétie des nuits. Et son cri dans
la nuit est cri de l’aube elle-même : cri de guerre sainte à l’arme blanche.

Au fléau de son aile l’immense libration d’une double saison ; et sous la
courbe du vol, la courbure même de la terre… L’alternance est sa loi,
l’ambiguïté son règne. Dans l’espace et le temps qu’il couvre d’un même vol,
son hérésie est celle d’une seule estivation. C’est le scandale aussi du peintre et
du poète, assembleurs de saisons aux plus hauts lieux d’intersection.

Ascétisme du vol !… L’oiseau, de tous nos commensaux le plus avide d’être,
est celui-là qui, pour nourrir sa passion, porte secrète en lui la plus haute fièvre
du sang. Sa grâce est dans la combustion. Rien là de symbolique : simple fait
biologique. Et si légère pour nous est la matière oiseau, qu’elle semble, à contre-
feu du jour, portée jusqu’à l’incandescence. Un homme en mer, flairant midi,
lève la tête à cet esclandre : une mouette blanche ouverte sur le ciel, comme une
main de femme contre la flamme d’une lampe, élève dans le jour la rose
transparence d’une blancheur d’hostie…

Aile falquée du songe, vous nous retrouverez ce soir sur d’autres rives !

II
Les vieux naturalistes français, dans leur langue très sûre et très révérencieuse,
après avoir fait droit aux attributs de l’aile – «  hampe », « barbes », « étendard »
de la plume ; « rémiges » et « rectrices » des grandes pennes motrices ; et toutes
« mailles » et « macules » de la livrée d’adulte – s’attachaient de plus près au
corps même, « territoire » de l’oiseau, comme à une parcelle infime du territoire
terrestre. Dans sa double allégeance, aérienne et terrestre, l’oiseau nous était
ainsi présenté pour ce qu’il est : un satellite intime de notre orbite planétaire.

On étudiait, dans son volume et dans sa masse, toute cette architecture légère
faite pour l’essor et la durée du vol : cet allongement sternal en forme de navette,
cette chambre forte d’un cœur accessible au seul  flux artériel, et tout
l’encagement de cette force secrète, gréée des muscles les plus fins. On admirait
ce vase ailé en forme d’urne pour tout ce qui se consume là d’ardent et de subtil ;
et, pour hâter la combustion, tout ce système interstitiel d’une « pneumatique »
de l’oiseau doublant l’arbre sanguin jusqu’aux vertèbres et phalanges.

L’oiseau, sur ses os creux et sur ses « sacs aériens », porté, plus légèrement
que chaume, à l’excellence du vol, défiait toutes notions acquises en
aérodynamique. L’étudiant, ou l’enfant trop curieux, qui avait une fois
disséqué un oiseau, gardait longtemps mémoire de sa conformation nautique :
de son aisance en tout à mimer le navire, avec sa cage thoracique en forme de
carène et l’assemblage des couples sur la quille, la masse osseuse du château de
proue, l’étrave ou rostre du bréchet, la ceinture scapulaire où s’engage la rame
de l’aile, et la ceinture pelvienne où s’instaure la poupe…

III
… Toutes choses connues du peintre dans l’instant même de son rapt, mais
dont il doit faire abstraction pour rapporter d’un trait, sur l’aplat de sa toile, la
somme vraie d’une mince tache de couleur.

Tache frappée comme d’un sceau, elle n’est pourtant chiffre ni sceau, n’étant
signe ni symbole, mais la chose même dans son fait et sa fatalité – chose vive, en
tout cas, et prise au vif de son tissu natal : greffon plutôt qu’extrait, synthèse plus
qu’ellipse.

Ainsi, d’un « territoire » plus vaste que celui de l’oiseau, le peintre soustrait,
par arrachement ou par lent détachement, jusqu’à pleine appropriation, ce pur
fragment d’espace fait matière, fait tactile, et dont l’émaciation suprême devient
la tache insulaire de l’oiseau sur la rétine humaine.

Des rives tragiques du réel jusqu’en ce lieu de paix et d’unité, silencieusement
tiré, comme en un point médian ou « lieu géométrique », l’oiseau soustrait à sa
troisième dimension n’a pourtant garde d’oublier le volume qu’il fut d’abord
dans la main de son ravisseur. Franchissant la distance intérieure du peintre, il le
suit vers un monde nouveau sans rien rompre de ses liens avec son milieu
originel, son ambiance antérieure et ses affinités profondes. Un même espace
poétique continue d’assurer cette continuité.

Telle est, pour l’oiseau peint de Braque, la force secrète de son « écologie ».

Nous connaissons l’histoire de ce Conquérant Mongol, ravisseur d’un oiseau
sur son nid, et du nid sur son arbre, qui ramenait avec l’oiseau, et son nid et son
chant, tout l’arbre natal lui-même, pris en son lieu, avec son peuple de racines,
sa motte de terre et sa marge de terroir, tout son lambeau de « territoire » foncier
évocateur de friche, de province, de contrée et d’empire…

IV
De ceux qui fréquent l’altitude, prédateurs ou pêcheurs, l’oiseau de grande
seigneurie, pour mieux fondre sur sa proie, passe en un laps de temps de
l’extrême presbytie à l’extrême myopie : une musculature très fine de l’œil y
pourvoit, qui commande en deux sens la courbure même du cristallin. Et l’aile
haute alors, comme d’une Victoire ailée qui se consume sur elle-même,
emmêlant à sa flamme la double image  de la voile et du glaive, l’oiseau, qui
n’est plus qu’âme et déchirement d’âme, descend, dans une vibration de faux,
se confondre à l’objet de sa prise.

La fulguration du peintre, ravisseur et ravi, n’est pas moins verticale à son
premier assaut, avant qu’il n’établisse, de plain-pied, et comme latéralement,
ou mieux circulairement, son insistante et longue sollicitation. Vivre en
intelligence avec son hôte devient alors sa chance et sa rétribution. Conjuration
du peintre et de l’oiseau…

L’oiseau hors de sa migration, précipité sur la planche du peintre, a commencé
de vivre le cycle de ses mutations. Il habite la métamorphose. Suite sérielle et
dialectique. C’est une succession d’épreuves et d’états, en voie toujours de
progression vers une confession plénière, d’où monte enfin, dans la clarté, la
nudité d’une évidence et le mystère d’une identité : unité recouvrée sous la
diversité.

V
Pour l’oiseau schématique à son point de départ, quel privilège déjà, sur la
page du ciel, d’être à soi-même l’arc et la flèche du vol ! le thème et le propos !
… A l’autre bout de cette évolution, sous son revêtement suprême, c’est un
comble secret où s’intègre l’essentiel de tout un long report. Beauté alors de ce
mot de « faciès », utilisé en géologie pour recouvrir historiquement, dans leur
ensemble évolutif, tous les éléments constitutifs d’une même matière en
formation.

Dans cette concision d’une fin qui rejoint son principe, l’oiseau de Braque
demeure pour lui chargé d’histoire. De tout ce qu’élude, sciemment ou non,
l’œil électif du peintre, la connaissance intime lui demeure. Une longue
soumission au fait l’aura gardé de l’arbitraire, sans le soustraire au nimbe du
surnaturel.

L’homme a rejoint l’innocence de la bête, et l’oiseau peint dans l’œil du
chasseur devient le chasseur même dans l’œil de la bête, comme il advient dans
l’art des Eskimos. Bêtes et chasseurs passent ensemble le gué d’une quatrième
dimension. De la difficulté d’être à l’aisance d’aimer vont enfin, du même pas,
deux êtres vrais, appariés.

Nous voilà loin de la décoration. C’est la connaissance poursuivie comme
une recherche d’âme et la nature enfin rejointe par l’esprit, après qu’elle lui a
tout cédé. Une émouvante et longue méditation a retrouvé là l’immensité
d’espace et d’heure où s’allonge l’oiseau nu, dans sa forme elliptique comme
celle des cellules rouges de son sang.

VI
L’heure venue de la libération, plus qu’un envol d’oiseau c’est un lancement
silencieux des grandes images peintes, comme de navires sur leur ber…

Braque qui connaît la gloire la plus enviable, celle de voir son nom porté par
un navire de haute mer – un beau navire laqué de blanc, sous pavillon nordique,
et qu’animent à la proue six grands oiseaux plongeurs des mers arctiques – ne
voudra point désavouer cette dernière image nautique : ses oiseaux effilés
comme des sophismes d’Eléates sur l’indivisibilité de l’espace et du temps, s’ils
éternisent au point fixe le mouvement même du vol, n’ont rien du papillon fixé
par l’épingle viennoise de l’entomologiste, mais bien plutôt sont-ils, entre les
trente-deux aires de la rose des vents, sur ce fond d’œil incorruptible qu’est la
boussole marine, comme l’aiguille magnétique en transe sur son pivot de métal
bleu.

Les vieux pilotes de Chine et d’Arabie regardaient ainsi s’orienter de lui-
même, au niveau du bol d’eau, l’oiseau peint et flottant sur son index de liège
traversé d’une aiguille aimantée..

VII
… Rien là d’inerte ni de passif. Dans cette fixité du vol qui n’est que
laconisme, l’activité demeure combustion. Tout à l’actif du vol, et virement de
compte à cet actif.
L’oiseau succinct de Braque n’est point simple motif. Il n’est point filigrane
dans la feuille du jour, ni même empreinte de main fraîche dans l’argile des
murs. Il n’habite point, fossile, le bloc d’ambre ni de houille. Il vit, il vogue, se
consume – concentration sur l’être et constance dans l’être. Il s’adjoint, comme
la plante, l’énergie lumineuse, et son avidité est telle qu’il ne perçoit, du spectre
solaire, le violet ni le bleu. Son aventure est aventure de guerre, sa patience
« vertu » au sens antique du mot. Il rompt, à force d’âme, le fil de la gravitation.
Son ombre au sol est congédiée. Et l’homme gagné de même abréviation se
couvre en songe du plus clair de l’épée.

Ascétisme du vol… L’être de plume et de conquête, l’oiseau, né sous le signe
de la dissipation, a rassemblé ses lignes de force. Le vol lui tranche les pattes et
l’excès de sa plume. Plus bref qu’un alérion, il tend à la nudité lisse de l’engin,
et porté d’un seul jet jusqu’à la limite spectrale du vol, il semble prêt d’y laisser
l’aile, comme l’insecte après le vol nuptial.

C’est une poésie d’action qui s’est engagée là.

VIII
Oiseau, et qu’une longue affinité tient aux confins de l’homme… Les voici,
pour l’action, armés comme filles de l’esprit. Les voici, pour la transe et l’avant-
création, plus nocturnes qu’à l’homme la grande nuit du songe clair où s’exerce
la logique du songe.

Dans la maturité d’un texte immense en voie toujours de formation, ils ont
mûri comme des fruits, ou mieux comme des mots :  à même la sève et la
substance originelle. Et bien sont-ils comme des mots sous leur charge magique :
noyaux de force et d’action, foyers d’éclairs et d’émissions, portant au loin
l’initiative et la prémonition.

Sur la page blanche aux marges infinies, l’espace qu’ils mesurent n’est plus
qu’incantation. Ils sont, comme dans le mètre, quantités syllabiques. Et
procédant, comme les mots, de lointaine ascendance, ils perdent, comme les
mots, leur sens à la limite de la félicité.

A l’aventure poétique ils eurent part jadis, avec l’augure et l’aruspice. Et les
voici, vocables assujettis au même enchaînement, pour l’exercice au loin d’une
divination nouvelle… Au soir d’antiques civilisations, c’est un oiseau de bois,
les bras en croix saisis par l’officiant, qui tient le rôle du scribe dans l’écriture
médiumnique, comme aux mains du sourcier ou du géomancien.

Oiseaux, nés d’une inflexion première pour la plus longue intonation… Ils
sont, comme les mots, portés du rythme universel ; ils s’inscrivent d’eux-mêmes
et comme d’affinité, dans la plus large strophe errante que l’on ait vue jamais se
dérouler au monde.

Heureux, ah ! qu’ils tendent jusqu’à nous, d’un bord à l’autre de l’océan
céleste, cet arc immense d’ailes peintes qui nous assiste et qui nous cerne, ah !
qu’ils en portent tous l’honneur à force d’âme, parmi nous !…

L’homme porte le poids de sa gravitation comme une meule au cou, l’oiseau
comme une plume peinte au front. Mais au bout de son fil invisible, l’oiseau de
Braque n’échappe pas plus à la fatalité terrestre qu’une particule rocheuse dans
la géologie de Cézanne.

IX
D’une parcelle à l’autre du temps partiel, l’oiseau, créateur de son vol, monte
aux rampes invisibles et gagne sa hauteur…

De notre profondeur nocturne, comme d’un écubier sa chaîne, il tire à lui,
gagnant le large, ce trait sans fin de l’homme qui ne cesse d’aggraver son poids.
Il tient, de haut, le fil de notre veille. Et pousse un soir ce cri d’ailleurs, qui fait
lever en songe la tête du dormeur.

Nous l’avons vu, sur le vélin d’une aube ; ou comme il passait, noir – c’est-à-
dire blanc – sur le miroir d’une nuit d’automne, avec les oies sauvages des vieux
poètes Song, et nous laissait muets dans le bronze des gongs.
A des lieux sans relais il tend de tout son être. Il est notre émissaire et notre
initiateur. « Maître du Songe, dis-nous le songe !… »

Mais lui, vêtu de peu de gris ou bien s’en dévêtant, pour nous mieux dire un
jour l’inattachement de la couleur – dans tout ce lait de lune grise ou verte et de
semence heureuse, dans toute cette clarté de nacre rose ou verte qui est aussi
celle du songe, étant celle des pôles et des perles sous la mer – il naviguait avant
le songe, et sa réponse est : « Passer outre !… »

De tous les animaux qui n’ont cessé d’habiter l’homme comme une arche
vivante, l’oiseau, à très longs cris, par son incitation au vol, fut seul à doter
l’homme d’une audace nouvelle.

X
Gratitude du vol !… Ceux-ci en firent leur délice.

Sur toutes mesures du temps loisible, et de l’espace, délectable, ils étendent
leur loisir et leur délectation : oiseaux du plus long jour et du plus long grief…

Plus qu’ils ne volent, ils viennent à part entière au délice de l’être : oiseaux
du plus long jour et du plus long propos, avec leurs fronts de nouveau-nés ou
de dauphins des fables…

Ils passent, c’est durer, ou croisent, c’est régner : oiseaux du plus long jour et
du plus long désir… L’espace nourricier leur ouvre son épaisseur charnelle, et
leur maturité s’éveille au lit même du vent.

Gratitude du vol… Et l’étirement du long désir est tel, et de telle puissance,
qu’il leur imprime parfois ce gauchissement de l’aile qu’on voit, au fond des
nuits australes, dans l’armature défaillante de la croix du Sud…

Longue jouissance et long mutisme… Nul sifflement là-haut, de frondes ni de
faux. Ils naviguaient déjà tous feux éteints, quand descendit sur eux la surdité
des dieux…

Et qui donc sut jamais si, sous la triple paupière aux teintes ardoisées,
l’ivresse ou l’affre du plaisir leur tenait l’œil mi-clos ? Effusion faite
permanence, et l’immersion totale…

A mi-hauteur entre ciel et mer, entre un amont et un aval d’éternité, se
frayant route d’éternité, ils sont nos médiateurs,  et tendent de tout l’être à
l’étendue de l’être…

Leur ligne de vol est latitude, à l’image du temps comme nous
l’accommodons. Ils nous passent toujours par le travers du songe, comme
locustes devant la face… Ils suivent à longueur de temps leurs pistes sans
ombrage, et se couvrent de l’aile, dans midi,  comme du souci des rois et des
prophètes.

XI
Tels sont les oiseaux de Georges Braque, qu’ils soient de steppe ou bien de
mer, d’espère côtière ou pélagienne.

Sur l’étendue d’un jour plus long que celui né de nos ténèbres, avec cette
tension dardée de tout le corps, ou cet allongement sinueux des anses du col qui
n’est pas moins suspect, ils tiennent aux strates invisibles du ciel, comme aux
lignes visibles d’une portée musicale, la longue modulation d’un vol plus souple
que n’est l’heure.

Au point où se résout l’accord, ne cherchez point le lieu ni l’âge de leur
filiation : oiseaux de tous rivages et de toutes saisons, ils sont princes de
l’ubiquité. Et d’abord engagés sur la table du jour comme mortaises et tenons
entre les parts d’un même tout, ils virent à des noces plus hautaines que  celles
du Ying et du Yang.

Au point d’hypnose d’un œil immense habité par le peintre, comme l’œil
même du cyclope en course – toutes choses rapportées à leurs causes lointaines
et tous feux se croisant – c’est l’unité enfin renouée et le divers réconcilié. Après
telle et si longue consommation du vol, c’est la grande ronde d’oiseaux peints
sur la roue zodiacale, et le rassemblement d’une famille entière d’ailes dans le
vent jaune, comme une seule et vaste hélice en quête de ses pales.

Et parce qu’ils cherchent l’affinité, en ce non-lieu très sûr et très vertigineux,
comme en un point focal où l’œil d’un Braque cherche la fusion des éléments,
il leur arrive de mimer là quelque nageoire sous-marine, quelque aileron de
flamme vive ou quelque couple de feuilles au vent.

Ou bien les voici, dans tout ce haut suspens, comme graines ailées, samares
géantes et semences d’érables : oiseaux semés au vent d’une aube, ils
ensemencent à long terme nos sites et nos jours…

Ainsi les cavaliers d’Asie centrale, montés sur leurs bêtes précaires, sèment
au vent du désert, pour le mieux repeupler, des effigies légères de chevaux brefs
sur découpures de papier blanc…

Braque, vous ensemencez d’espèces saintes l’espace occidental. Et le district
de l’homme s’en trouve comme fécondé… En monnaies et semences d’oiseaux
peints, que soit payé pour nous le prix du Siècle !

XII
… Ce sont les oiseaux de Georges Braque : plus près du genre que de 
l’espèce, plus près de l’ordre que du genre ; prompts à rallier d’un même
trait la souche mère et l’avatar, jamais hybrides et pourtant millénaires. Ils
porteraient, en bonne nomenclature, cette répétition du nom dont les naturalistes
se plaisent à honorer le type élu comme archétype : Bracchus Avis Avis…

Ce ne sont plus grues de Camargue ni goélands des côtes normandes ou de
Cornouaille, hérons d’Afrique ou d’Île-de-France, milans de Corse ou de
Vaucluse, ni palombes des cols pyrénéens ; mais tous oiseaux de même faune et
de même vocation, tenant caste nouvelle et d’antique lignage.

Tout synthétiques qu’ils soient, ils sont de création première et ne remontent
point le cours d’une abstraction. Ils n’ont point fréquenté le mythe ni la légende ;
et, répugnant de tout leur être à cette carence qu’est le symbole, ils ne relèvent
d’aucune Bible ni Rituel.

Ils n’ont pas joué aux dieux d’Egypte ou de Susiane. Ils n’étaient pas avec
la colombe de Noé, ni le vautour de Prométhée ; non plus qu’avec ces oiseaux
Ababils dont il est fait mention dans le livre de Mahomet.

Oiseaux sont-ils, de faune vraie. Leur vérité est l’inconnue de tout être créé.
Leur loyauté, sous maints profils, fut d’incarner une constance de l’oiseau.

Ils n’en tirent point littérature. Ils n’ont fouillé nulles entrailles ni vengé nul
blasphème. Et qu’avaient-ils à faire de « l’aigle jovien » dans la première
Pythique de Pindare ? Ils n’auront point croisé « les grues frileuses » de
Maldoror, ni le grand oiseau blanc d’Edgar Poe dans le ciel défaillant d’Arthur
Gordon Pym. L’albatros de Baudelaire ni l’oiseau supplicié de Coleridge ne
furent leurs familiers. Mais du réel qu’ils sont, non de la fable d’aucun conte,
ils emplissent l’espace poétique de l’homme, portés d’un trait réel jusqu’aux
abords du surréel.

Oiseaux de Braque, et de nul autre… Inallusifs et purs de toute mémoire, ils
suivent leur destin propre, plus ombrageux que nulle montée de cygnes noirs à
l’horizon des mers australes. L’innocence est leur âge. Ils courent leur chance
près de l’homme. Et s’élèvent au songe dans la même nuit que l’homme.

Sur l’orbe du plus grand Songe qui nous a tous vus naître, ils passent, nous
laissant à nos histoires de villes… Leur vol est connaissance, l’espace est leur
aliénation.

XIII
Oiseaux, lances levées à toutes frontières de l’homme !…

 L’aile puissante et calme, et l’œil lavé de sécrétions très pures, ils vont et
nous devancent aux franchise d’outre-mer, comme aux Echelles et Comptoirs
d’un éternel Levant. Ils sont pèlerins de longue pérégrination, Croisés d’un
éternel An Mille. Et aussi bien furent-il « croisés » sur la croix de leurs ailes…
Nulle mer portant bateaux a-t-elle jamais connu pareil concert de voiles et
d’ailes sur l’étendue heureuse ?

Avec toutes choses errantes par le monde et qui sont choses au fil de l’heure,
ils vont où vont tous les oiseaux du monde, à leur destin d’être créés… Où va le
mouvement même des choses, sur sa houle, où va le cours même du ciel, sur sa
roue – à cette immensité de vivre et de créer dont s’est émue la plus grande nuit
de mai, ils vont, et doublant plus de caps que n’en lèvent nos songes, ils passent,
nous laissant à l’Océan des choses libres et non libres…

Ignorants de leurs ombres, et ne sachant de mort que ce qui s’en consume
d’immortel au bruit lointain des grandes eaux, ils passent, nous laissant, et nous
ne sommes plus les mêmes. Ils sont l’espace traversé d’une seule pensée.

Laconisme de l’aile ! ô mutisme des forts… Muets sont-ils, et de haut vol,
dans la grande nuit de l’homme. Mais à l’aube, étrangers, ils descendent vers
nous : vêtus de ces couleurs de l’aube – entre bitume et givre – qui sont les
couleurs mêmes du fond de l’homme… Et de cette aube de fraîcheur, comme
d’un ondoiement très pur, ils gardent parmi nous quelque chose du songe de la
création.


Saint-John Perse, « Oiseaux » 

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