Anthropophonie marine


Nous avons vu, dans un article précédent, que le randonneur curieux et avisé pouvait entendre 3 partitions dans un paysage sonore, pour peu qu’il se donne la peine de prêter l’oreille :

  1. la partition de la « géophonie », entonnée par la planète (le vent, la pluie, les ruisseaux, les vagues, les chutes de pierre)
  2. la partition de la « biophonie », chantée par les animaux (mammifères, oiseaux, insectes)
  3. et la partition de l’anthropophonie » jouée par Homo sapiens avec ses aéronefs, ses automobiles, ses tronçonneuses, ses tondeuses, ses cris, et ses chiens…). Source : Histoire naturelle du silence

Biophonie et géophonie sont volontiers inscrites dans le registre du silence de la nature et l’anthropophonie dans celui du bruit ou de la cacophonie.
Il est cependant des exceptions !
Le chant des hirondelles peut gêner l’endormissement du travailleur de nuit et le bruit de l’orage réveiller les dormeurs quand la musique et les chants, qu’ils soient d’un soliste ou d’un chœur, peuvent enchanter les oreilles et enflammer les esprits et les cœurs .

C’est ainsi qu’un soir de janvier, j’entendis un concert des musiciens et choristes du groupe vocal des Corsaires Malouins interprétant des chants de marins: j’en fus tout retourné  et voulus en savoir davantage!

C’est une grande chose pour un marin que de savoir bien chanter, car il s’attire ainsi la considération des officiers et une grande popularité parmi ses compagnons d’équipage écrivit Herman Melville.

Du temps de la marine à voile, rude était la vie des matelots, qu’ils soient embarqués sur des vaisseaux de guerre, des bâtiments de commerce ou de pêche. Longtemps éloignés de leur foyer, ils subissaient canicules et froids polaires, tempêtes et calmes plats, hiérarchie et discipline, et le travail était aussi éreintant que dangereux. La plupart de ces chants ont eu pour vocation de donner du cœur à l’ouvrage lors des innombrables manœuvres physiques, de rythmer et synchroniser ces manœuvres et de détendre les matelots lors des rares moments de repos, dans le gaillard d’avant ou au port. Ces chants s’inscrivent pour la plupart dans une tradition orale, aussi nombre d’entre eux auraient sombré dans l’oubli avec la fin de la marine à voile.

Pour arriver à recueillir, à reconstituer les survivantes des chansons de bord, les vraies, les pures – qui ne sont ni des chants de marins en bordée, ni des complaintes de la côte, ni de ces compositions où il est question de Neptune, de son trident et des flots en courroux, que l’on extrait de vieux ouvrages bien sages et qui firent toutes leurs campagnes par le travers d’un clavecin dans les calmes parages des salons du XVIIIe siècle – ma peine a été grande, je l’ai déjà dit, puisque je n’avais à compter que sur ma mémoire et sur celle de mes compagnons du long-cours, officiers et matelots. Armand Hayet.

Les chants de marins était entonnés par des matelots ayant peu ou pas de formation musicale. Leur structure est donc simple (une suite de couplets entrecoupés d’un refrain ou d’une phrase reprise en leitmotiv), la mélodie est facile à mémoriser et les paroles font explicitement référence au milieu maritime. L’instrument essentiel était la voix. Quelques instruments étaient utilisés pour les chants de détente : accordéon, violon, parfois accordéon.

La typologie des chants de marins est divisée en deux grands chapitres : les chants de travail et les chants de détente.

Chants de travail

  • Chants à hisser : pour rythmer la montée des voiles hissées à la force des bras par un jeu de drisses sur poulie
    • Les chants à hisser « à grands coups » sont utilisés notamment pour hisser le grand hunier volant, la plus lourde des voiles.
    • Les chants à hisser « à courir » servent pour l’envoi des cacatois, voiles plus légères que les autres. Le chant est rapide et saccadé et les refrains sont très courts.
    • Les chants à hisser « main sur main » permettent de hisser les voiles d’étai et les focs qui montent facilement. Les refrains sont courts et répétitifs, la chanson est rythmée et scandée.
  • Chants à virer
    • Les chants à virer au guindeau. Les chants à virer retentissent quand la force de l’homme doit être démultipliée par un treuil afin d’exercer une traction supplémentaire qui ralentit cependant les mouvements. Ils sont notamment utilisés pour virer l’ancre, mais aussi sur les baleiniers lors de la longue opération qu’est le dépeçage. C’est sur les terre-neuviers que ces chants ont été le plus utilisés. Le virage au guindeau « à brimbales » est utilisé fréquemment jusqu’en 1920. Les hommes appuient alternativement sur la barre horizontale du treuil à balancier. Le chant était scandé et très rythmé.
    • Les chants à virer au cabestan. C’est cette manœuvre qui a suscité le plus grand répertoire de chants de travail dans la marine française. Ici, l’axe du treuil vertical est actionné au moyen de barres sur lesquelles les matelots poussent tout en marchant. Dans la Royale aux XVIIIe et XIXe siècle, les marins poussent en marchant en cadence au son du fifre et du tambour. Le grand cabestan sert à hisser le grand hunier ou à déraper l’ancre. Ces chants ont un rythme de marche. Quand la chaîne est raide, afin d’arracher l’ancre du fond, la chanson s’arrête et des cris et exclamations prennent le relais afin d’impulser l’énergie suffisante à cette opération.
  • Chants à pomper : Pour rythmer le travail sur la pompe chargée d’évacuer l’eau de mer infiltrée au cours de la traversée.
  • Chants à relever les filets. Ils résonnent notamment sur les harenguiers naviguant en Manche ou en mer du Nord. La manœuvre se fait en halant le filet « main sur main ». Le travail est long et éreintant.
  • Chants à nager : Pour rythmer et coordonner le mouvement des avirons.
  • Chants à déhaler : Pour déplacer un navire en halant sur les amarres.
  • Chants à curer les runs : entonnés successivement par des équipes composées d’une dizaine de marins – les pelletas – creusant chaque nuit des tranchées (runs chez les marins bretons au moins) dans la cargaison de sel des bateaux morutiers en vue d’y ranger la pêche du lendemain.

Chants de détente

  • Chants de gaillard d’avant : C’est sur le gaillard d’avant que les bons chanteurs improvisent sur la vie à bord ou entonnent des complaintes évoquant un naufrage ou la triste vie de matelot. C’est l’occasion de créer de nouveaux chants.
  • Complaintes : Ces chants très anciens sont les témoins de la vie des matelots bien avant le XIXe. Certaines complaintes évoquent ainsi des combats de la guerre de Sept Ans (1756-1763) opposant la France à l’Angleterre, de hauts faits de corsaires, mais aussi des techniques de pêche ou de navigation.
  • Chants à danser : Certaines périodes d’inactivité (manque de vent, etc.) étaient propices aux querelles. Une des solutions pour occuper les marins consistait à les faire danser.
  • Chansons des ports
  • Charivari : Jadis, sur les vaisseaux du roi, le charivari consistait en un chant improvisé, stimulant  l’énergie des matelots durant un travail de force, principalement, virer au cabestan. Profitant de l’impunité que leur donne cette tâche décisive et urgente, ils moquent gaillardement leurs supérieurs selon un protocole bien établi.
    • A un moment quelconque, un homme, n’importe lequel,  crie « charivari ! » ;  les autres répondent « pour qui ? » ; suit alors le nom ou le grade de la victime, dont les manies, les travers et les excès sont raillés avec verdeur. Méchant, cocu, buveur, avare… tout y passe, à la rigueur on en rajoute un peu. Mais le travail se fait, et aucun officier ne se risquerait à l’interrompre. Pour faire durer le plaisir chaque énumération  rime avec la précédente et se termine par le mot « aussi ». Charivari pour le premier lieutenant ! Menteur, voleur, avare, aussi,Pouilleux, crasseux, morveux, aussi ! Ivrogne et paresseux aussi !…

Il faut avoir entendu ces chants de marin une fois dans sa vie, de préférence dans un port ou sur un bateau. Ils fleurent bon le sel, le goémon et la morue, ils nous font entendre le vent rugir dans les hunes et les vagues déferler sur les ponts, claquer les écoutes, hurler les boscos; ils nous font deviner les splendeurs des couchers de soleil des tropiques, les soleils de minuit et la Croix du Sud scintillant pendant le quart, sur la dunette. IIs transportent l’auditeur au bout du monde, sur le pont d’un brick, dans la cale d’une goélette ou au fond d’un troquet. Empreints d’une profonde humanité, de fraternité, de douleur et de nostalgie, ils nous rappellent crûment et inexorablement notre fragile condition et les valeurs essentielles de la vie.

Ce n’est pas rien !

Documentation

  1. Chants de marins : La redécouverte du répertoire français. Le Chasse-Marée
  2. Le collectage. Les cahiers du capitaine
  3. Les chants de marins : un patrimoine vivant en Bretagne. Patrimoine vivant de la France
  4. Liste de chants marins. Wikipedia

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