Mathématiques subaquatiques

Une image dessinée par l’IA, avec un « prompt » personnel !



Trop souvent, un petit cafard ou un irrépressible chagrin étreint le lecteur achevant de parcourir un livre avant de le ranger dans sa bibliothèque. Ce fut le cas pour « Les génies des mers » de Bill François [1] aux éditions Flammarion, livre dans lequel ce jeune biophysicien, naturaliste et écrivain plein d’humour (oui, oui, tout ça !) nous raconte des histoires extraordinaires et nous explique les compétences stupéfiantes des habitants du monde du silence, dont il révèle en passant qu’il est un monde plutôt bruyant !  Nous y reviendrons probablement dans un prochain article.

Une des histoires extraordinaires racontée Bill François est celle du mathématicien Alan Turing, génie au destin tragique, qui conceptualisa un algorithme mathématique, la réaction-diffusion, pour expliquer les motifs (rayures, celles, taches) des robes des poissons ou du pelages des mammifères. Voici ce qu’il nous dit : 

En 1952, le mathématicien anglais Alan Turing, un des pères fondateurs de l’informatique, réfléchissait intensément au monde vivant. Il cherchait à expliquer par la science l’émergence des motifs observés dans la nature. Pour cela, il eut une idée plutôt originale : il imagina que les cellules portant les pigments colorés sur la peau des animaux se comportaient comme des proies et des prédateurs, les unes cherchant sans cesse à dévorer les autres. 
Tous les Hurons vous le diront : dans les forêts du Canada, les années se suivent mais ne se ressemblent pas. Il y a des années à lynx et des années à lièvres. En l’absence de prédateurs, c’est la proie qui abonde. Puis, fort de l’abondance des proies, le prédateur revient petit à petit. Il se met à proliférer et à dévorer les lièvres, jusqu’à ce que sa proie régresse à nouveau. Et ce cycle éternel se perpétue, année après année, depuis des temps immémoriaux. Au fil des ans, des zones peuplées majoritairement de lièvres et d’autres infestées de lynx se déplacent, au fur et à mesure des mouvements des populations animales, et forment. . . des motifs!  L’idée inspira Turing : et si les couleurs sur la peau d’un animal faisaient entre elles comme les lynx et les lièvres de la baie d’Hudson?
Ainsi, au cours de la croissance d’un animal, les couleurs qui apparaissent puis se diffusent sur sa peau se livreraient à une prédation sans merci. La couleur prédatrice dévorant la couleur proie, et la couleur proie nourrissant la couleur prédatrice, il s’instaurerait, comme dans un écosystème, un équilibre entre les différentes teintes. Et ces dernières se répartiraient sur la peau de la bête selon des motifs. Des ilots où les couleurs « proies» prospèrent en paix, des zones our les couleurs « prédateurs » abondent, des frontières entre les deux… Voilà comment se formeraient rayures, ocelles et taches. Turing prédit que ce mécanisme était à l’œuvre dans la peau des animaux. Il postula que celle-ci devait comporter des entités colorées qui jouaient le rôle de proies et d’autres celui de prédateurs, et que leurs interactions formeraient les dessins qu’arbore la faune : les stries du zèbre, les pois des panthères…
C’était là pure supposition. Mais Turing y croyait fermement. Selon lui, en interagissant comme des proies et des prédateurs, les couleurs pouvaient dessiner tous ces motifs. De fait, une autre invention du grand homme, l’informatique, corrobora quelques décennies plus tard son hypothèse. On simula par des calculs numériques le phénomène qu’il avait imaginé. Il suffisait de saisir les paramètres régissant le système – la voracité des « prédateurs », la fécondité des « proies », la taille de la peau de l’animal -, puis l’ordinateur calculait le résultat et affichait les dessins obtenus. Stupeur : selon les valeurs des paramètres apparaissaient à l’écran des taches, des rayures, des ocelles, des mailles… bref, tous les motifs du règne animal, au grand émerveillement de la communauté scientifique internationale.

Un article  [2] précise  : 
Alan Turing ne prétend pas qu’il s’agit du seul mécanisme possible de morphogenèse, ni même qu’il est effectivement à l’œuvre dans tel ou tel système vivant – il est conscient du manque de preuves expérimentales. Son but est davantage de proposer un mécanisme plausible et de montrer tout ce qu’il permet déjà d’expliquer, malgré sa simplicité. Il souligne que le modèle est une « simplification » et une « idéalisation » et par conséquent, une « falsification », mais il fait la pétition de principe que les quelques mécanismes retenus sont effectivement les mécanismes dominants.
…/…
Il a fallu quarante ans avant que les premières structures de Turing soient mises en évidence expérimentalement. Il faut en effet des situations assez particulières où le coefficient de diffusion de l’espèce inhibitrice est beaucoup plus grand que celui de l’espèce activatrice. Il est possible que le mécanisme proposé par Alan Turing ne fournisse qu’un principe directeur de la formation des motifs observés chez les êtres vivants et que d’autres mécanismes plus fins et plus spécifiques s’y ajoutent. En effet, la similitude des motifs observés ne fournit pas la preuve que le mécanisme proposé par Alan Turing est réellement à l’œuvre. Ce piège de l’analogie se rencontre par exemple avec la structure en bandes d’un embryon de drosophile, tout à fait similaire à une structure de Turing mais où, comme l’a montré John Maynard Smith, chaque bande est en fait contrôlée individuellement par un mélange de morphogènes qui lui est spécifique. Pour obtenir des arguments supplémentaires en faveur d’un mécanisme de Turing ou pour le rejeter, on étudie les défauts et la réponse à des perturbations, par exemple la régénération ou non des motifs lors de la cicatrisation après une blessure. Cette étude permet de mieux révéler les mécanismes à l’œuvre et de préciser le niveau auquel ils entrent en jeu lors de l’embryogenèse ou bien en continu lors de la croissance de l’animal.

Un article du Muséum National d’Histoire Naturelle [3] complète les développements en apportant un peu de complexité (c’est de la biologie, hein !) : 
Si la proposition de Turing a mis du temps à être mise en évidence chez un être vivant – le poisson-zèbre dans les années 90, depuis une vingtaine d’années de nombreux exemples sont décrits régulièrement. En vrac, les rides de votre palais, la formation de vos doigts, les rayures du poisson-zèbre ou les pois de la fleur de Mimulus, les motifs des vaisseaux racinaires des plantes sont tous des exemples de structures produites par des « systèmes de Turing ».
On soupçonne en fait cette famille de systèmes d’être apparue des centaines de fois au cours de l’évolution, et d’intervenir dans toutes sortes de processus biologiques.
Briser les symétries pour créer des motifs de couleurs répétés
Les systèmes de Turing sont-ils les seuls moyens retenus au cours de l’évolution pour peindre les espèces vivantes ? Cela serait surprenant, car certains motifs répétés ne correspondent pas tout à fait aux caractéristiques de ceux produits par Turing, en particulier concernant la périodicité ou la géométrie des motifs, comme par exemples les taches des dalmatiens.

Une récente publication [5] propose pas moins de sept mécanismes expliquant la formation de motifs colorés répétés chez les eucaryotes — Turing(-like), automate cellulaire, multi-induction, fissuration physique, aléatoire, neuromusculaire et impression — et six modificateurs de motifs, agissant en synergie avec ces mécanismes primaires pour améliorer le spectre des motifs de couleurs répétés.

Les motifs, souvent spectaculaires qui ornent les coquilles des palourdes, cônes, et autres coquillages artistes, pour la plus grande joie des collectionneurs, relèvent d’un autre modèle mathématique, celui des automates cellulaires. Mais c’est là une autre histoire que Bill François dans son livre [3], et Jean-Paul Delahaye dans son article [6]nous ’expliquent avec talent.

On savait qu’il était sous la surface des mers et des océans des artistes et des architectes brillants, mais qui eût cru qu’il existât aussi des mathématiciens, maîtrisant la réaction-diffusion et les automates cellulaires ? 

Quoi qu’il en soit, ne ratez pas la vidéo ci-dessous. Elle explique bien le principe de réaction-diffusion, en anglais, certes, mais sous titré.

Bibliographie

  1. Turing, A.M. The chemical basis of morphogenesis, Bltn Mathcal Biology 52, 153-197 (1990)
  2. Alan Turing, les motifs et les structures du vivant. Voir ici
  3. Les génies des mers. Bill François. Ed. Flammarion
  4. D’où viennent les rayures et les autres motifs des animaux ? Muséum National d’Histoire Naturelle
  5. Les sept façons dont les eucaryotes produisent des motifs colorés répétés sur les tissus externes.Pierre Galipo, Catherine Damerval, Florian Jabbour 
  6. L’algorithme des coquillages. Jean-Paul De la Haye

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